Trois heures moins cinq. Pas un chat, le bureau était désespérément vide. Une boîte à musique dont on aurait brisé la mécanique. Bacchus saisit l'étui à cigares qui trônait sur la table poussiéreuse, ses lèvres s'étirant légèrement, en un rictus de lassitude. La pièce était volumineuse, domptée par une voûte de cathédrale anthracite. En son centre, un lustre miroitait comme une lune artificielle. Bacchus alluma un cigare, inspirant profondément la fumée opaque. Une bouffée de mort. Ses yeux, d'un gris très sombre, s'attardèrent quelques secondes sur la petite lucarne dissimulée par un voile blanc. Seule source de lumière dans ces catacombes aménagés. Dehors, le ciel était pluvieux, parsemé de couleurs pastelles. L'aube pointerait bientôt son museau, maquillant le monde d'un rose ridicule. Où était elle, avec qui ? L'avait elle oublié, lui, forcé de se terrer comme un rat ? Maudite femelle ! Illusoire beauté qui lacérait son âme. Pucelle frigide qui ne daignait lui accorder ce petit sourire précieux.

Six heures. Le cliquetis des talons aiguilles dans l'escalier de pierre brut. Bacchus ferma les yeux une demi seconde, happant les souvenirs encensés de désirs. Il était toujours déçu de ses fantasmes. La réalité seyait aux charmes perfides de sa muse infernale. La silhouette de la jeune femme se découpa dans l'entrebâillement de la porte, noyée tour à tour par la lumière et l'obscurité. Lorsqu'elle daigna enfin le regarder et qu'il pu la contempler, elle afficha son petit air mutin qu'il abhorrait. Implacable, Bacchus déversa le fiel qui le rongeait, comme un fer chauffé à blanc.

"Où étais tu Lyla ?"
"Chez un homme ..."

Elle n'avait pas cillé, infiniment droite et impénétrable. C'était ce qui l'avait séduit, ce foulard de mystère qui ne la quittait pas. Bacchus se leva, contemplant la froide poupée qui s'exhibait devant lui. Un halo de fumée grise s'échappa de ses lèvres mates. Il fumait trop.

"Scotch ?"
"Non merci. Je ne trinque pas avec les tricheurs."

Il ne répondit pas, versant le liquide ambré dans le verre soufflé, humant le parfum suave qui s'échappait de la bouteille. Un bon digestif pour encaisser l'offense. Tel un serpent silencieux, il s'approcha de son hôte, glissant une main forte dans ses longs cheveux noirs. Son ton se fit plus doux, drapé d'une fausse compassion.

"Tu m'en vois sincèrement désolé."
"Tu aimes mes cheveux ?"
"Non."
"Tu mens. Tu triches. Tu t'échappes. Tu te perds."
"De l'air. J'ai finis mon verre."

Il la congédia d'un geste, gagnant le lit à baldaquin qui jouxtait la bibliothèque. Lyla disparut dans un volute de soie bleuté, le laissant seul avec ses mensonges. Ses masques trompeurs qui le trompaient lui même. Dehors, le soleil s'était levé, éclairant le ciel d'une aura de vérité. S'il l'avait pu, il aurait fui comme un lâche. Comme un loup déshonoré. Il ne pouvait pas s'échapper, Lyla était son alibi. Son unique chance de survie dans un monde qui tombait en cendres. Chez elle, il était à l'abri des traqueurs, de la pluie, de l'insidieuse douleur qui se nouait au creux de son estomac. Il était son prisonnier, elle, sa geôlière féérique. Pour la première fois de sa vie, consommer ne suffisait pas. Il voulait la posséder toute entière, et ce désir lui donnait la nausée, une peur bleue, glaciale, insidieuse.